La technologie environnante nous aurait-elle tous transformé en cyborgs, ces trans-humains mi-homme mi-machine ? C’est l’avis récemment du blogueur Cyroul et de l’essayiste et rédacteur en chef du magazine culturemobile.netAriel Kyrou. Notre quête de domination du monde par la technologie aurait fini par s’appliquer à l’être humain et les technologies de communication qui nous submergent en seraient la preuve… Et si au contraire cette quête de domination technologique de notre environnement avait échoué ? Et si – conscient de cet échec – l’Homme était en train de se construire un nouveau “Home” – un environnement conçu pour nos besoins et dans lesquels nous ne serions pas des cyborgs, ni moins des hommes – mais des avatars : des corps virtuels dans des univers virtuels…
Tous des cyborgs ?
Cyroul et Ariel Kyrou sur Owni ont tous deux récemment publié deux articles au titre similaire : “Nous sommes tous des cyborgs”. Mais qu’est-ce qu’un cyborg ? Rapidement, on peut dire qu’il s’agit de la fusion de l’Homme et de la machine. D’abord, une fusion d’ordre biologique qui vient ajouter aux organes de chair et de sang des organes non-organiques. Mais le cyborg est aussi par extension, l’alliance de l’Homme et de la machine dans une démarche de conquête de l’environnement à travers tous les outils qui permettent à l’humanité d’interagir avec cet environnement. Un rapide coup d’oeil sur les éléments de technologie qui nous entourent nous fait alors comprendre l’ampleur de notre transformation cyborg : téléphone portable, ordinateur, vêtements, voiture, chaussures… toutes ces “technologies” ont pour objectif de nous assurer une meilleure emprise sur le monde sur de nombreux plans : agriculture, fabrication, soins médicaux, communication… Cyroul et Ariel Kirou font alors peu ou prou le même constat : le foisonnement de ces technologies sonnerait l’avènement de l’Homme cyborg.
Une histoire de corps avant tout
Bien que séduisante, le principal défaut de ces articles réside dans leur argumentation qui ne s’appuie en somme que sur les technologies de télécommunication. Or la notion de cyborg – avant d’être une question de technologie – reste bel et bien une question du corps ! Il nous faut ainsi resituer la pensée cyborg : née au milieu des années 60 comme nous le rappelle Ariel Kirou avec le mouvement cybernéticien, le cyborg est l’expression d’un double mouvement : le prolongement de l’expression d’une volonté de domination de l’Homme sur la nature (Robocop, Terminator…), mais aussi le dépassement de la nature humaine à travers la vision que nous en donne Donna Haraway au début des années 80. Ainsi le mouvement cyborg s’inscrit dans la continuité d’une vision de la science toute puissante qui après avoir assuré sa domination sur la nature, chercherait à conquérir la machinerie biologique imparfaite de l’Homme pour l’améliorer, la faire échapper aux vicissitudes de la vie et finalement sortir l’Homme de sa condition humaine.
Cybernétique et virtualité
On peut voir alors la théorie cyborg comme une réponse dominatrice aux changement de notre environnement. La techno-structure que l’homme a cherché à appliquer sur son environnement naturel s’est révélée dévastatrice dans ces effets : pollutions, déstructurations sociales, nouvelles maladies (cancers…), et finalement destruction de l’environnement initial… Non seulement le rêve technologique détruit l’environnement existant au lieu de l’améliorer, mais l’écosystème qu’il crée n’est même pas adapté à l’homme ; pire, l’environnement généré se révèle mortifère pour l’espèce humaine. Face à cet échec, l’utopie cyborg est apparue un temps comme une réponse possible : puisque l’environnement changeait, il fallait également changer l’Homme. Or la réponse cyborg pose un double problème : elle ne résout pas la question d’origine de l’environnement, elle cherche à s’y adapter. Mais également, elle se pose comme la continuité des conquêtes de la science sur la nature. Ainsi, à côté du mouvement cybernéticien, une autre solution a commencé à se faire jour avec la montée en puissance de l’informatique. Puisque l’humanité ne pouvait pas dominer son environnement sans en subir les conséquences néfastes, il fallait tout simplement en créer un de toutes pièces : créer un environnement dont les caractéristiques viendrait répondre en tous points aux besoins de l’Homme. C’est cette utopie qui est en train de se réaliser aujourd’hui à travers le web et ses univers virtuels. Las d’appliquer sa technologie à son environnement, l’homme s’est forgé son propre environnement. Las de changer le monde, il s’est donné les moyens de s’en créer un : un univers virtuel modifiable à loisir selon ses désirs – sans contraintes physiques, ni aucune limites autres que celles de son imagination.
Tous des avatars
Or dans cet univers de bits idéalisé, le cyborg – être humain amélioré pour faire face à son environnement physique – n’a plus raison d’être. Et cela pour deux raison : d’abord, on l’a dit, il s’agit d’un environnement virtuel qui se place donc sur un autre plan et que notre environnement matériel ne peut atteindre. Ensuite, parce que si l’univers virtuel est bel et bien parfait, notre corps virtuel n’a alors lui plus besoin de machines pour l’assister. Ce corps virtuel que l’on dénomme avatar remplace aujourd’hui le cyborg dans nos imaginaires (l’industrie du divertissement ne nous parle d’ailleurs plus de cyborgs – fini les Terminators et les Robocops des 80’s et place à Avatar, Tron Legacy, Matrix…) mais aussi dans la réalité : en faisant notre shopping en ligne, en gérant notre vie professionnelle sur le web et en vivant notre socialité sur le web 2.0 nous sommes déjà en train de transposer notre vie dans cet éden virtuel. Aujourd’hui, nous sommes tous des avatars !
De la corporéité aux corporéités
Evidemment, la première faille de mon argumentation réside dans ce que je fais semblant d’oublier qu’il faut bien s’y connecter – à cet univers virtuel. C’est d’ailleurs sur ces technologies de connexion que Cyroul, qui reprend la démonstration de l’anthropologue Amber Case à la conférence TED et Ariel Kyrou s’appuient : ces technologies de télécommunication formeraient une extension de notre cerveau et c’est ce en quoi nous serions aujourd’hui tous des cyborgs. Je répondrai à cela en m’appuyant sur le concept d’instanciation développé par E.A.Amato, chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université Paris 8 : en étant connecté à un univers virtuel, notre corporéité se décompose à travers différentes instances :
en un corps qui ressent, en tant que spectateur derrière l’écran,
un corps qui orchestre, via la manipulation d’interfaces
et enfin un corps qui agit – celui de l’avatar. Or c’est bien celui-là qui nous importe.
Instances et corporéités – E.A.Amato 2008 – « Le jeu vidéo comme dispositif d’instanciation »
Si le cyborg est bel et bien cet “organisme augmenté de composants exogènes dans le but de s’adapter à un nouvel environnement” (Amber Case), alors c’est bien la corporéité agissante qui nous intéresse – celle qui va agir sur l’environnement, et non pas celle qui ressent ou qui orchestre. L’Homme connecté interagit avec un environnement virtuel – certes composés d’autres hommes connectés – mais qui reste un univers virtuel. Il n’agit pas sur le monde réel. Dans l’Homme connecté, ce n’est donc pas l’Homme physique pianotant frénétiquement sur son smartphone qu’il faut prendre en compte, mais l’homme virtuel : l’avatar, corporéité agissante sur l’environnement virtuel. Point de « corps » cyborg donc – puisqu’il n’y pas d’action sur le monde réel – mais bel et bien un un « corps » avatar agissant dans le monde virtuel par le biais d’une corporéité virtuelle.
Conclusion
L’avatarisation de l’humanité trouverait ses sources dans le renoncement à la maîtrise technologique de notre environnement physique, un renoncement à améliorer le monde (on y est pas arrivé, pire, on l’a dégradé). La nouvelle stratégie de l’humanité résiderait ainsi dans ces espaces virtuels – ces environnements créés de toutes pièces par et pour l’Homme. Dans ces univers virtuels, notre nouvelle corporéité d’avatar nous permettrait alors de prolonger la douce utopie humaine d’un contrôle absolu sur les éléments de notre environnement – sans en subir les mêmes conséquences que nous avons fait peser sur notre monde réel. Non nous ne sommes pas des cyborgs. Nous avons déjà abandonné la partie et transféré notre corporéité agissante dans les mondes virtuels. Nous sommes tous des avatars !
*La réflexion menée dans cet article, si elle est libre, s’appuie en grande partie sur les lectures des séminaires donnés par Antonio Casilli, sociologue, chercheur au Centre Edgar-Morin et dont vous pourrez trouver les slides sur les deux séances du cyborg ici et de l’avatar ici.