Les questions concernant le respect de la vie privée sur Internet défrayent régulièrement la chronique. Autant dans les blogs que les journaux. Facebook est souvent mis à l’honneur dans ce débat : on ne compte plus ainsi les histoires de licenciement déclenchées par une photo malheureuse ou un commentaire déplacé sur un wall. Facebook est en tête de gondole dans ce débat, mais la question de la vie privée touche en fait le web entier. Ces questions sont souvent abordées sous l’angle de la peur : être sur Facebook, et plus globalement sur les réseaux sociaux, serait une menace pour sa vie privée. Ces peurs témoignent en fait d’un changement profond de nos culture : la redéfinition des frontières entre vie privée et vie publique…. au profit de la vie publique.
Le web n’est pas un espace privé
Commençons par mettre les point sur les “i” : bien entendu, le web n’est pas un espace privé – et en tous cas s’il l’a été, il ne l’est plus. C’est un espace public. Le web 1.0 par ses applications (emails, messagerie, rooms chats anonymes, forum, …) nous avait donné à penser que le web pouvait être un espace privé : un espace où l’on pouvait facilement cacher son identité, tenir une conversation avec un individu unique. Le web 2.0 a changé ca : les acteurs du web d’aujourd’hui ne sont plus anonymes et ils évoluent sur des plateformes ouvertes auxquelles tous les internautes peuvent accéder et contribuer. Les conversations ne se font plus à deux, mais entre des centaines et de milliers d’internautes. En ce sens, le web 2.0, plus qu’une évolution technologique, a été une (r)évolution de paradigme. Nous sommes passés d’un modèle privé d’échange d’information à un modèle complètement ouvert.
Facebook, symbole de cette mue du web privé au web public
Le problème de Facebook est qu’il a été conçu à la base comme un réseau privé avec pour objectif de permettre à des communautés étudiantes de communiquer entre elles. Ainsi quand on publiait sur Facebook, on savait à qui on s’adressait. Le contenu était destiné à une communauté homogène de lecteurs.
Mais Zuckerberg, businessman avant tout, n’a cessé de changer les règles du jeu, pour courir derrière le succès de ses concurrents (Twitter, Foursquare, …) – en rendant sa plateforme de plus en plus ouverte (et donc de moins en moins privée). Le problème est que cette évolution change les gènes même de ce qu’est Facebook, déstabilisant ses utilisateurs. Les “amis” Facebook du début, groupe homogène d’étudiants, forment aujourd’hui un melting pot de groupes sociaux différents et pas forcément compatibles entre eux : famille, amis de scolarité, collègues, clients, ….
D’un réseau privé, Facebook est devenu une plateforme publique. D’un réseau dédié à une communauté définie (la communauté étudiante), Facebook est devenu le point névralgique de tous nos groupes sociaux . Facebook est devenu un super réseau social tout-en-un.
Des territoires de socialisation qui se chevauchent.
Facebook est l’exemple le plus parfait de ce problème de « territoires sociaux » : l’espace publique du web (à la différence de l’espace public IRL) a ceci de particulier qu’il est ubiquitaire. On peut être à la fois en train d’échanger avec sa famille sur un réseau social et avec ses amis ou ses collègues sur un autre site. En regroupant famille, amis, collègues sur une même plateforme, Facebook fait se chevaucher différentes communautés. Et c’est là tout le problème parce que bien entendu, ces communautés ne se connaissent pas entre elles et surtout n’ont pas les même codes : on se comporte différemment selon que l’on est en famille, entre collègues ou entre amis. Le problème n’est donc pas lié au caractère “privé” du contenu, mais bien à cet effacement des frontières entres communautés.
L’internaute : équilibriste de la vie privée
La conséquence majeur de cette nouvelle donne est que l’internaute social devient une sorte d’équilibriste, naviguant entre ses communautés dans le souci de ne déplaire à aucune. Chaque action sur le web devenant un risque, celui de déplaire à une frange de ses fans/followers : faut-il publier tel ou tel contenu, relayer tel ou tel article tout en sachant que cela pourrait intéresser tel groupe, mais pas forcément cet autre groupe ? Et plus sa communauté s’agrandit, plus il devient difficile de définir avec assurance le public cible. D’autant plus que les entreprises du web social (dont le business modèle réside dans les informations que nous leur fournissons) redoublent d’imagination pour que nous leur livrions toujours plus de contenu – et par là transforment le web social en un véritable gruyère de la vie privée.
Le web social devient ainsi un espace périlleux, qui fait pointer des comportements nouveaux comme le souligne Cyrille Franck dans “le spectre du Consensus mou”. C’est à dire que pour limiter le risque de dérapage social, le contenu diffusé est de plus en plus consensuel : les prises de position sont évitées, les sujets qui fâchent soigneusement contournés, les photos partagées de plus en plus sélectionnées précautionneusement, les anecdotes du quotidien édulcorées, …
Face aux dangers de cet environnement, l’internaute s’adapte donc. S’il rend public sa vie privée, il le fait de manière sélective et dessine avec soin la frontière qui sépare sa vie online de sa vie privée. La vie privée ne disparaît donc pas, absorbée par les médias sociaux. Elle fait au contraire émerger une nouvelle vie publique, online, dont les contours sont bel et bien issus de notre vie privée, mais dont le contenu, lui, est radicalement choisi (et non subi), transformé, raconté pour mettre en scène ce que l’on pourrait appeler la vie digitale.